Différencier par les tâches complexes

Compétences et complexité

Selon la définition de Philippe Perrenoud «être compétent c’est : être capable de mobiliser ses acquis scolaires en dehors de l’école, dans des situations diverses, complexes, imprévisibles.» Cela suppose donc que les élèves soient régulièrement confrontés à des tâches complexes à l’école. Mais qu’est-ce qu’une tâche complexe précisément ?

Au sens étymologique du terme « complexus » signifie « ce qui est tissé ensemble » dans un enchevêtrement d’entrelacements, cela renvoie donc à l’activation de liens entre les disciplines. Edgar Morin, spécialiste de la complexité, précise que «les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème (de réforme de pensée) c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier.»

Montaigne disait : « mieux vaut une tête bien faite que bien pleine ». Selon Edgar Morin « ce que signifie une tête bien pleine est clair : c’est une tête où le savoir est accumulé, empilé, et ne dispose pas d’un principe de sélection et d’organisation qui lui donne sens. Une tête bien faite signifie que, plutôt que d’accumuler le savoir, il est beaucoup plus important de disposer à la fois :

– d’une aptitude générale à poser et traiter des problèmes,

– de principes organisateurs qui permettent de relier les savoirs et de leur donner sens ».

Tâche complexe

Tâches complexes et différenciation

Et si travailler par situations complexes était en plus une façon d’intégrer naturellement de la différenciation pédagogique sans devoir organiser de multiples variantes d’une même tâche ? Ce qui rappelons-le est chronophage et souvent vain car cela revient à creuser les écarts par la baisse des exigences pour les élèves en difficulté (voir l’article d’Élisabeth Gautier).

Quand on propose une tâche complexe, qu’on lance un défi à la classe comme par exemple : “et si on comptait tous les doigts de l’école ?” à des élèves de CE1, on soude le groupe classe dans un mouvement d’ensemble. D’abord incrédules (la maîtresse nous propose un truc impossible !) les élèves se mobilisent volontiers pour imaginer comment on pourrait procéder. Aucun n’a la réponse, même pas le “crack” de la classe. Ce défi est à affronter ensemble et sa richesse est en mesure de mobiliser cognitivement tous les élèves.

À cette occasion certains vont faire le lien entre nos 10 doigts et notre système de numération décimal ; d’autres, ou les mêmes, vont peaufiner la comptine de 10 en 10 (notamment après 100), ou comprendre en situation à quoi cela peut servir ; enfin certains découvriront bien avant l’heure la règle des zéros, apprendront à utiliser la calculatrice pour gérer la longue addition cumulée des doigts de chaque classe…

La variété des tâches à mener permet à chacun de prendre une place active et le fait que le défi nécessite plusieurs séances de travail donne aux élèves qui ont du mal, ou besoin de temps, autant de chances de s’inscrire pleinement dans le travail à la deuxième ou à la troisième séance. Pendant que certains mènent tous les calculs nécessaires de bout en bout, d’autres ne le feront que pour quelques classes contribuant à la recherche collective tout en ayant le temps de mener à bien et de façon complète une partie du travail.

Laisser aux élèves une latitude dans le choix de la démarche et des outils à utiliser, ainsi que favoriser le travail à plusieurs permet une différenciation et un enrichissement des possibles. Il est alors assez aisé pour l’enseignant de piocher dans l’environnement de quoi accompagner chaque élève : un outil (par exemple une feuille où sont dessinées des mains), une procédure d’un camarade à copier, voire une activité décrochée pour quelques-uns ou en grand groupe si nécessaire… (voir cet exemple concret)

De plus, la tâche complexe permet aux élèves d’utiliser en contexte ses connaissances théoriques et/ou de prendre conscience de la nécessité de les acquérir et d’automatiser certaines procédures. Elle permet d’ancrer les savoirs dans une expérience vécue, de leur donner corps et sens.


Quelques exemples de situations complexes (n’hésitez pas à compléter via les commentaires) :


Voici un extrait de dialogue entre un élève qui rencontre des difficultés, sa maîtresse et la classe, issu d’un mémoire de recherche.

Cet épisode a eu lieu lors de la première sur le problème « Tous les doigts de l’école » juste avant la mise en commun. Les élèves devaient commencer à aborder ce problème en cherchant combien il y a de doigts dans la classe, beaucoup se sont levés et se sont aidés des places des élèves pour compter de dix en dix ; Axel, comme il le fait souvent, est resté sans rien faire.

Maîtresse : Ben alors Axel ?
Axel : Je veux compter les doigts mais les doigts des enfants ils bougent trop !

M : Les doigts des enfants bougent trop, ah ! Les enfants, on va aider un petit peu Axel là. Axel il a un problème, c’est qu’il arrive pas à compter les doigts parce qu’il dit que les enfants ils bougent trop. Alors il arrive pas à compter les doigts parce que tout ça ça bouge beaucoup trop pour lui. Alors, est-ce qu’on pourrait pas lui donner une petite astuce, est-ce-que c’est grave que les doigts bougent ?
Élèves : Non !
M : Est-ce-que ça nous empêche de compter les doigts ? Alors, pour éviter… on va jouer le jeu et on va aider rapidement Axel et il va passer vous voir. Vous posez tous vos crayons et vous arrêtez de bouger vos doigts, parce qu’il aime pas quand les doigts bougent, il peut pas compter. Mais après tu écouteras Axel qu’il y avait une façon peut-être un petit peu plus rapide de trouver. Tout le monde lève ses doigts. Alors par contre il va falloir qu’on soit 22, là y’a que 21 enfants assis, il va falloir ne pas oublier, et puis il va falloir compter les doigts de qui aussi ?
A : (inaudible)
M : Ben oui, de toi-même, tu comptes aussi. Donc là on va commencer par toi, donc ça fait combien ça ?
A : 1, 2…
M : 10, allez levez bien vos doigts, les bougez plus surtout, 10…
A : 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
M : On s’arrête ! Donc tu as fait 10, et 10 encore ça fait combien ?
A : 40.
M : Non. 10 plus 10 ?
Un élève : 20 !
A : 20.
M : Voilà, on va aller plus vite comme ça. 10, 20
A : 20, 30… 40
M : 40, allez on continue ! 40, on y va !
A : 50, 60, 70, 80, 90, 100
M : 100.
A : 200…
M : Attends, 100, après 100 ?
A : 200.
M : 200 ?
Élèves : 110.
A : 110.
M : 110. Allez on continue.
A : 120, 130, 140, 150, 160, 170, 180, 190… 190, 200, 201…
M : 201 ? Il a que 1 doigt ?
A : 220.
M : Il a 20 doigts ? T’étais à 200.
Élève : 210.
A : 210.
M : 210 c’est bon ? Sauf qu’on a dit quoi ? Il manque un enfant, donc s’il manque un enfant… Il a combien de doigts l’enfant ?
A : 10.
M : Donc 210…
A : 220.
M : Alors rapidement tu écris ta réponse, 220 doigts.
A : (inaudible)
M : Comment on écrit 220 ? Ça on va le voir tout de suite.

On voit ici que pour Axel, se « décoller » du réel est difficile, il sait qu’il a dix doigts mais commence par les compter un par un, il sait manifestement compter de dix en dix (du moins jusqu’à cent) mais ne l’utilise pas spontanément, il a vu ses camarades de classe se lever et s’aider des places pour compter ou représenter les élèves de la classe sur leur feuille de recherche mais ne les imite pas. Il n’a pas pu s’emparer sans accompagnement de ces éléments pour essayer une démarche, restant sur une impossibilité « à première vue » de compter un par un des doigts en mouvement.La maîtresse lui permet de mener à bien la tâche de la seule façon dont il arrive à l’envisager, c’est-à-dire très concrètement avec un dénombrement de un en un. Elle le guide donc pas à pas, avec la participation des autres élèves de la classe, en l’amenant à utiliser ce qu’il sait (compter de dix en dix) et en lui apportant ce qu’il ne maîtrise pas encore (compter de dix en dix au-delà de cent). Elle crée ainsi, pour Axel et pour les autres élèves de la classe, des liens de façon explicite entre des concepts quotidiens et scientifiques.

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