Une bonne fluence fait-elle un bon lecteur ?

Lors des évaluations nationales passées en sixième en septembre 2020, la DGESCO a ajouté une nouvelle épreuve. Il s’agissait d’un exercice de fluence. Cet exercice n’a pas été bien réussi par les élèves quel que soit le type d’établissement. De nombreux spécialistes de la lecture sont plus que dubitatifs quant à la pertinence de cette épreuve dans ce contexte.

La fluence est la capacité à lire un certain nombre de mots en un temps court. Il a été démontré que les bons lecteurs avaient une bonne fluence. De là à en déduire qu’il faut multiplier les entraînements à la fluence pour que tous les élèves deviennent de bons lecteurs, il n’y a qu’un pas, trop vite franchi. Car, si déchiffrer péniblement nuit à la compréhension, oraliser rapidement des mots lus ne veut pas dire que l’on a compris ce qu’on a lu. Or, savoir lire, c’est comprendre ce qu’on a lu.

Alain considérait déjà que l’on ne pouvait dissocier l’acte de lire de la pensée :

« Savoir lire, ce n’est pas seulement connaître les lettres et faire sonner les assemblages de lettres. C’est aller vite, c’est explorer d’un coup d’œil la phrase entière ; c’est reconnaître les mots à leur gréement, comme le matelot reconnaît les navires. C’est négliger ce qui va de soi et sauter à la difficulté principale… La lecture qui ânonne ne sert à rien. Tant que l’esprit est occupé à former les mots, il laisse échapper l’idée… » 
« Il s’agit d’apprendre à lire, et aussi d’apprendre à penser, sans séparer jamais l’un de l’autre. Or, une syllabe n’a point de sens, et même un mot n’en a guère. C’est la phrase qui explique le mot… »

Comme le soutient Olivier Houdé dans le champ des neurosciences (professeur de psychologie du développement à l’université Paris-Descartes), à propos des incitations ministérielles, « il y a une focalisation excessive sur les automatismes, au détriment de questions aussi cruciales que l’attention et le raisonnement. (…) ce que nous commençons à découvrir à travers nos études, c’est que l’école française insiste trop sur l’automatisation et pas assez sur l’inhibition. (…) Les petits français savent correctement lire ou poser des opérations mais ils éprouvent des difficultés à résoudre des problèmes mathématiques ou à entrer dans la compréhension fine d’un texte en décryptant les sous-entendus, les implicites… Autant de pièges à inhiber grâce à l’exercice de leur cortex ».

Les exercices de fluence, s’ils peuvent être utiles, ne doivent pas faire partie d’une évaluation sommative, encore moins en début d’année dans un contexte stressant. C’est une compétence qui se travaille. Faire passer une épreuve de fluence sur un texte inconnu, dans le cadre d’évaluations nationales, à des enfants ayant par ailleurs des difficultés de lecture, c’est placer ces enfants dans une situation anxiogène. Pour vous mettre dans la même situation, imaginez que vous ayez à oraliser le plus vite possible le texte qui suit sans le connaître, sans savoir le contexte, sans avoir travaillé sur les mots compliqués :

_ans un p_ystr_versédu _udau n_rdpar le Ni_, sillo_néde _anaux, p_rseméde ma_aiset rec_uvertpar l’inon_ation_uatrem_ispar _n, l’e_ues_ à la _oiso_stacleet mo_ende com_unication. « _aire t_averserle fl_uveà cel_iqui n’a pas de bat_au» cons_itueune oblig_tion_orale ; se d_placeren ba_quepa_aîtsi nat_relque l’on croi_ que le _oleilse d_placede cette ma_ièredans le cie_.Des _ateaux, il y en a de t_utesso_tes. Pour les mar_iset les eau_ peu _rofondes, une n_cellefaite de ti_esde pap_rusliée_ _uffit; on la p_opulseet on la dir_geà l’aid_ d’une _affe; dans c_rtaines, on pe_tmêm_ _ransporterun v_au. Pour na_iguersur le _il, on u_ilisedes em_arcationsde boi_. Les _argaisonsl_urdeset vo_umineuses, par exe_pleun obél_sque, circu_entdans de _argesc_alandsque l’on

ha_eou que l’on rem_rquefau_ed’y pouv_irplace_ un _réementou des r_meurs, l’es_aceéta_tenti_rementoccup_ par la _harge. S_non, les ba_eauxson_ pro_ulsésà la voil_ ou à la _ame.

Un adulte lecteur expert sur un texte documentaire ou littéraire ne posant pas de problème de compréhension, lit à voix haute 200 mots correctement par minute. Dans le texte précédent, on a réduit la fluence de lecture à 70-80 mots par minute (niveau CE2).

Comme le notait la conférence de consensus sur la lecture du CNESCO en 2016, « Le système français a appris à former des élèves déchiffreurs mais qui ne deviennent pas pour autant des lecteurs experts ».

La façon dont les seuils de réussite sont calculés est aussi problématique., En 2019, Roland Goigoux disait au sujet des évaluations CP : « On notera que le choix ministériel d’un seuil élevé de performance en lecture à haute voix dès le mois de janvier de CP conduit à exiger une intervention dans ce domaine pour plus d’un quart des élèves hors ÉP et de plus d’un tiers en ÉP+. Il ne fait aucun doute que les horaires dédiés aux apprentissages fondamentaux au CP vont s’alourdir de fait, si ce n’est dans les décrets. »

Il y a un lien, incontestable aujourd’hui, entre vitesse de lecture et compréhension (ainsi que mémorisation). Ce lien n’existe que pour la lecture VISUELLE, car la compréhension repose sur la quantité de détails perçus par les yeux. Plus la surface couverte par chaque fixation oculaire (l’empan visuel) est étendue, plus nombreux sont les détails que le cerveau doit mettre en relation, plus nombreuses sont, pour chacun d’eux, les chances d’être retenus. D’où une mémorisation plus aisée et plus solide. Il serait impossible de justifier ce lien avec la lecture oralisée : oraliser rapidement a pour effet de neutraliser les opérations de compréhension. En effet, la multiplicité des tâches fait qu’un enfant qui se concentre sur le fait d’oraliser le texte perd le sens de ce qu’il lit.

1. Lire, c’est anticiper. Un déchiffreur qui doit fixer son regard sur chaque syllabe (en classe, le doigt sur chacune, chez l’orthophoniste, la fenêtre à 3 lettres découpée dans un carton) ne peut pas anticiper. Dans « elles allaitent » et « elles halètent », quand faire la liaison à l’oral entre le pronom et le verbe ? C’est le sens qui me le dit. Et le sens, c’est l’orthographe. L’orthographe ne s’entend pas. Le déchiffreur élevé au son ne perçoit pas la nuance. Il ne l’imagine même pas. 

2. Les mots prennent sens dans leur contexte, la phrase. Parfois, c’est le dernier mot qui donne son sens au premier. Plus je capte de mots en une minute, mieux je comprends.

3. Pour gagner du temps, mieux vaut lire (avec les yeux) qu’écouter.

4. La lecture « silencieuse » n’est pas de l’oral dont on coupe le son parce que l’écrit n’est pas la transcription graphique des sons de l’oral. L’écrit est la représentation graphique de la pensée et de la langue.

5. Le déchiffrage oralisé, s’imposait au lecteur quand les « livres » étaient des manuscrits sur rouleau de papyrus dans l’Antiquité, puis sur codex en parchemin au Moyen-âge, écrits sans blancs entre les mots et sans ponctuation, avant l’invention de l’imprimerie.

6. Mesurer la vitesse de lecture orale des élèves aujourd’hui est une mystification puisque le meilleur déchiffreur ne dépassera pas 10 000 mots/heure, sans comprendre « ce qu’il lit ». Or, dans la lecture, ce qui prime c’est la compréhension.

Quel est le projet du ministre et de ses savants conseillers prescrivant la lecture orale et la mesure de sa vitesse ? Souhaitent-ils former les petits écoliers à déchiffrer des manuscrits médiévaux pour plus de réalisme dans l’étude du Moyen-Age ?

Les recherches sur la lecture sont arrivées aux mêmes conclusions ; « si un enfant prend trop de temps à lire un texte, car déchiffrer certains mots lui demande trop d’efforts et de concentration, il perd le sens de ce qu’il lit », mais toutes ne s’accordent pas sur la démarche à mettre en place afin que chaque enfant puisse lire correctement. Le sens reste primordial, une bonne fluence sur les deux phrases suivantes, n’a aucun intérêt si le sens n’est pas perçu :

« Les poules étaient sorties dès qu’on leur avait ouvert la porte. »
« Les poules étaient sorties, des cons leur avaient ouvert la porte. »

Le problème est sans doute de penser qu’il n’y aurait qu’une seule démarche. Les enfants sont pluriels, les contextes dans lesquels ils vivent aussi. Lorsqu’un enfant est issu d’un milieu où les livres sont présents, où la langue est riche, il est rare qu’il ait des difficultés pour entrer dans la lecture. Pour les enfants les plus éloignés de la langue écrite et d’un vocabulaire varié, les difficultés sont plus grandes. Une des clés est la motivation,  : lors de son étude « lLire et écrire au CP », Goigoux (2016) note que l’effet maître a plus d’importance que la méthode utilisée. En 2007 déjà, Stalinas Dehaene disait  : «  …l’enseignant reste seul maître à bord. C’est à lui d’inventer les exercices, les astuces et les jeux qui parviendront à éveiller les enfants à la lecture ; il y rencontre des difficultés particulières qui requièrent une expertise pédagogique… ».

Il est temps, enfin, que le ministre de l’éducation nationale montre sa confiance en l’expertise professionnelle des enseignants en les laissant mettre en œuvre une pédagogie adaptée à leurs élèves au lieu de les assommer de livres de toutes les couleurs et d’évaluations non constructives.

Photo de Arthur Krijgsman provenant de Pexels

2 réponses à “Une bonne fluence fait-elle un bon lecteur ?

  1. A reblogué ceci sur Blog Histoire Géoet a ajouté:
    Une lecture intéressante ceux qui, comme moi qui organisent et animent un atelier « automatiser le décodage ». Ils sont nécessaires pour aider les élèves en difficulté de lecture, mais non suffisants.

  2. Il me semble bien que les exercices de lecture «Richaudeau » permettait de mesurer la fluence de lecture sans pour autant demander à l’élève d’oraliser Sa lecture. Nous lui demandions de tracer un petit trait vertical rouge au TOP à l’endroit où il était arrivé sans qu’il arrête sa lecture. Nous disions TOP toutes les 30 secondes. Ainsi, nous pouvions calculer la vitesse de lecture de l’élève et le nombre de mots lus à la minute.

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