Propositions des États généraux du numérique : attention à l’anémie, nous dit Divina Frau-Meigs !

Divina Frau-Meigs est professeure en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 3. Sociologue des médias, elle est experte auprès de l’UNESCO qui lui a attribué la chaire “Savoir-devenir à l’ère du développement numérique durable : articuler usages et apprentissages pour maîtriser les cultures de l’information « . 

40 propositions ont été annoncées suite aux États généraux du numérique. Selon vous quelles sont les plus importantes et comment devraient-elles être mises en œuvre ?  

Dans la situation actuelle, les mesures les plus importantes sont celles qui essaient de recréer de la confiance entre l’administration et les enseignants. Les recherches montrent qu’il est essentiel d’articuler la relation des enseignants aux directives descendantes, qu’ils traitent à partir de “l’arène des formulations” (champ politique) et la réalité de leurs expériences et situations d’apprentissage à partir de “l’arène des réalisations” (champ pédagogique). Donc tout ce qui permet aux enseignants de développer leur agentivité et leur légitimité à déterminer ce qui doit être fait et comment doit être soutenu. Quelques propositions y font allusion, dans la thématique 1 « gouvernance », comme le plan de continuité d’activité administrative et pédagogique (prop.4), ou encore dans la thématique 4 « travailler ensemble autrement » la volonté de former les cadres à la collaboration (prop.25). Leur mise en œuvre toutefois n’est pas du tout développée et il est à craindre, en regardant la thématique 1 notamment que la lourdeur administrative relève encore trop du descendant et non de l’ascendant, ce qui risque de rester lettre morte et de reproduire les schémas d’injonction et de verrouillage qui freinent l’effort de modernisation actuel.

Il faudrait clairement créer une « arène des médiations » où toutes les initiatives, réussites et échecs, soient sanctuarisées, c’est-à-dire soient écoutées et non pénalisées, pour que les enseignants ne craignent pas de s’exprimer, de proposer, en évitant le face à face avec la hiérarchie. C’est là où l’ouverture faite aux expériences avec les chercheurs (prop.10) et les espaces du type « tiers-lieux » (prop.32) —qui ne devraient pas être cantonnés aux seuls lycées professionnels —pourrait faciliter l’accompagnement et les initiatives. Ce  n’est pas une question de budget, c’est une question d’état d’esprit. Pourquoi ne pas considérer que les labos de sciences et de chimie ou les CDI sont déjà des tiers-lieux ? mais à condition qu’ils soient reliés à l’extérieur, à d’autres espaces informels de la communauté, pour rester en phase avec la définition originale de Ray Oldenburg en 1989. Ce qui manque dans la mise en œuvre c’est la facilitation du passage dans et hors l’école par tous ses membres et aussi par les personnes-ressources d’une communauté locale, de l’ingénieur au journaliste…

L’autre défi actuel est  plus lié au besoin de construction du dialogue avec les enseignants sur les technologies de l’information et de la communication dans l’éducation. Il est essentiel de donner les moyens aux enseignants de tester comment les TIC les aident à résoudre des problèmes concrets, dans leur arène de réalisations, en lien au contenu des disciplines. Une attention particulière doit être portée à leurs interactions avec des artefacts de plus en plus « intelligents ». La création d’un « compte ressources et services numériques pour chaque enseignant » (prop. 9)  et d’un « pass’ connexion éducation » (prop.19) pour enseignants et élèves va dans la bonne direction. Il faut espérer que les lourdeurs et lenteurs administratives ne viennent pas grever cela, surtout que la rédaction de la proposition ne semble pas laisser le choix aux enseignants. 

Voyez-vous des « oublis » ou des impensés dans ces propositions ? Qu’est-ce qu’il manque selon vous ? 

J’aime beaucoup la section finale (prop. 32 à 40) mais elles sont à peine développées et embryonnaires. Or elles pourraient donner lieu à une véritable vision sur l’éducation au XXIe siècle. L’articulation entre l’arène des réalisations et celle des formulations passe par cette vision partagée. Elle ne mentionne pas le besoin d’articuler programme et projet, à savoir contenu disciplinaire et interdisciplinaire, voire transdisciplinaire avec le numérique en colonne dorsale de l’ensemble.

Ce qui me manque particulièrement, mais vous me voyez venir, c’est d’assumer que le nouveau socle fondamental des savoirs s’est déplacé et que l’urgence est de se former à cette culture désormais enveloppante, où les urgences écologiques et sanitaires vont de pair avec le bien-être en ligne et la résilience face aux désordres de l’information (que ce soit les infox ou les doutes sur l’intégrité de la recherche scientifique). C’est trop légèrement mentionné en préambule, or ce me semble être le carburant auquel les enseignants peuvent fonctionner pour s’engager dans l’effort de mutation demandé, à coûts et temps constants semble-t-il.

L’articulation des trois cultures de l’information dans la notion valise de « numérique », que ce soit les médias, les documents ou les data est éparpillée dans les propositions, de sorte qu’elles ne font pas sens. Pourquoi créer un « data hub » (prop.37) si on ne convainc pas les enseignants que les data vont les aider à enseigner mieux et au plus près de leurs élèves, tout en protégeant leur vie privée. La mention du CNED (prop.11) ou du CLEMI (prop.12) reproduit l’existant sans donner plus d’envergure à ces opérateurs nationaux, et leur articulation avec l’industrie du type Ed-Tech est absente. Le silence sur les CDI est assourdissant alors que c’est là que se discute le document sous tous ses formats (jpeg, word, excel…), sa fabrication et ses malfaçons porteuses de désinformation. Sans mettre cette éducation aux médias et à l’information, —ce qui implique le code et l’IA et désormais aussi la négociation entre formation à distance et en présence— dans l’ADN de base de ces Etats Généraux, c’est comme oublier les globules rouges dans le sang, avec le risque d’anémie attenant. 

Alors que les sciences cognitives sont à l’honneur, et justement, ce texte manque de chair pour « donner envie  d’oser « , que dire de ces nouvelles littératies et formes de construction du savoir qui incluent les émotions et leur utilité dans la reconsidération des valeurs de l’humain ?  Que dire de la puissance des images et leur immersivité pour se former et lutter contre la désinformation ? Que dire de l’intelligence artificielle et algorithmique et de ses apports à la décision et au traitement des données ? Que dire de la participation comme base de notre fonctionnement humain tout autant que des nouveaux modèles d’affaires et de services pour les emplois de demain ?

Alors que les notions de transparence, de crédibilité, d’intégrité de l’information sont essentielles et se sont imposées lors de la crise du e-confinement, le document devrait avoir incorporé une thématique supplémentaire sur les « programmes et projets », sous-jacents dans la mention du PIX (prop.7) dont les 5 dimensions sont structurantes : information, communication, création, sécurité et résolution de problèmes. Il faut donc rendre visible ce nouveau socle fondamental pour combattre à la fois l’illettrisme ET l’illectronisme et promouvoir l’esprit critique, le discernement et la résilience informationnelle.

Avec l’association « Savoir*Devenir » vous œuvrez pour redonner aux citoyens le pouvoir sur leur vie médiatique et numérique. Comment les enseignants peuvent-ils contribuer à ce que leurs élèves soient des citoyens numériques éclairés et actifs ?  

À Savoir*Devenir, nous travaillons sur les dimensions structurantes du PIX, que nous croisons avec des compétences EMI, combinant littératie médiatique et numérique (www.savoirdevenir.net/ressources). La notion de Savoir Devenir est venue naturellement s’inscrire dans le prolongement du savoir être, savoir faire et savoir apprendre proposé par Jacques Delors dans son rapport de 1996 (donc pré-numérique). Il s’agit de savoir se projeter dans l’avenir avec une prise de risque accompagnée par le numérique, qui permet de tester en immersion, en simulation, etc.

Nos formations ainsi que les ressources produites à l’occasion de nos projets nationaux ou européens visent à encourager les formateurs de toutes sortes (enseignants, prof-docs, bibliothécaires, médiateurs…) et leurs cadres et décideurs, à oser programmer des projets, en lien avec leurs pratiques et leurs métiers. Pour cela nous les aidons d’abord à acquérir une connaissance cohérente de la culture numérique et médiatique afin de prendre des décisions éclairées et de pouvoir être prêts à l’imprévu (comme le fait que certains élèves fassent des propositions inattendues, basées sur leurs propres expériences ou craintes du numérique). C’est de plus en plus nécessaire et rassurant en cette période de désordres de l’information, qui ne doit pas nous faire oublier que l’école reste une des meilleures plateformes et un des plus gros influenceurs (12 millions de followers !).

Un de nos projets européens, Youcheck!, est assez emblématique de la démarche. Il a consisté à tester l’outil de vérification visuelle InVID-WeVerify (développé pour les journalistes) auprès d’une population plus large, notamment les enseignants et élèves. Il y a eu notamment une intervention de 2  heures dans les classes, avec l’outil inscrit dans un plan de cours sur la désinformation. Les résultats montrent que les élèves ont  amélioré leurs performances en matière de détection d’images et de vidéos trompeuses après l’intervention en classe et qu’ils ont changé de comportement à l’égard de la vérification des faits : ils se sont moins fiés à l’instinct ou à la réputation du journaliste et se sont appuyés davantage sur le design de l’image, la recherche de sources et la consultation de sites de fact-checking. Les retours des enseignants (des profdocs de la région de Toulouse que je remercie ici pour leur engagement) montrent que l’efficacité de tels artefacts cognitifs comme InVID-WeVerify repose sur leur intégration raisonnée et discutée avec les enseignants dans le contexte d’enseignement. La réussite passe par la mise en place de paliers souples qui équilibrent l’usage de l’outil et les connaissances en EMI. La discussion avec les enseignants sur les TIC est essentielle dans la recherche en conception pédagogique… et il faut les conforter dans leur capacité à oser.  

Si notre compréhension des médias, des algorithmes, des processus cérébraux, des modèles de données et des réseaux sociaux peut produire des citoyens plus conscients de la manière de produire des contre-discours robustes sur la couverture du changement climatique ou les représentations de crises, alors l’utilité sociale de l’EMI pour favoriser la réception d’informations pertinentes est pleinement justifiée, de même que sa contribution à l’éducation à la citoyenneté numérique. Les points de vigilance pour l’état de préparation de notre pays restent le contrôle qualité des outils commerciaux proposés et le contrôle sécurité des données… Les enseignants et les élèves quant à eux sont prêts et peuvent y contribuer avec une appétence et une curiosité remarquables.

Les 40 propositions du ministère suite aux États généraux du numérique pour l’éducation
Le site de l’association Savoir*Devenir